
Le déchiffrement des hiéroglyphes
Extrait de l’ouvrage « Champollion Jean-François » de Guy Chassagnard.
On a souvent conté «L’Affaire» survenue en cette année 1822 et qui vit, contre toute attente, un chercheur peu connu hors des milieux parisiens de l’archéologie et de la linguistique aboutir au déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens, déchirant ainsi un voile vieux de quinze siècles.
La version de l’événement, due à la plume de Camille Lagier (1), mérite par ses détails de retenir l’intérêt du lecteur :
« Le 14 septembre lui arriva la copie de certaines inscriptions du temple d’Ibsamboul en Basse Nubie, envoi de son ami l’architecte Nicolas Huyot, contenant un cartouche de Ramsès qu’il parvint à lire (2). Quelques heures d’études fournirent en outre à Champollion la pierre de touche de sa nouvelle trouvaille : il déchiffra le nom de Thoutmès, autre pharaon plus ancien que Ramsès et pareillement fameux.
« Ah le beau jour ! Grâce à sa profonde connaissance du copte, dont il avait fait tomber le masque grec, il allait pouvoir prendre langue avec les pharaons de race.
« Ah le beau jour ! Enivré, éperdu, il quitta sa chambre de travail, courut rejoindre son frère à la bibliothèque de l’Institut, jeta une liasse : «Je tiens l’Affaire !»
Et à Champollion-Figeac, si intimement lié à ses travaux, il déroula sa démonstration. En ce moment un affaissement physique et moral s’empara tout à coup de l’auteur de l’immortelle découverte ; ses jambes ne le soutinrent plus, son esprit se trouva saisi d’une sorte d’assoupissement. On le coucha, ce fut comme un premier instant de
repos, après quinze années de combinaisons fatigantes.
« Mais son frère, qui venait d’entendre sa démonstration et qui avait ses notes put immédiatement mettre au net le « Mémoire sur les hiéroglyphes phonétiques».

« Jean-François ne sortit de sa léthargie que le 19. Dès le 21, il discuta le plan du mémoire, le révisa, Figeac servant de secrétaire. Il y ajouta de sa main le «tableau des vingt-quatre signes alphabétiques égyptiens », avec leurs correspondants en grec et en copte, plus une demi-page relative au texte démotique de l’inscription de Rosette… ».
Rédigé en pleine collaboration par les deux frères Champollion, le « mémoire », appelé à devenir bientôt, dans sa forme développée, la « Lettre à M. Dacier », fut daté du 22 septembre et imprimé, par le moyen de la lithographie, en quelques dizaines d’exemplaires. Le même jour, ou le jour suivant, peu importe, un exemplaire était remis à M. Dacier, avec une demande de présentation à la séance de l’Académie des inscriptions et belles-lettres prévue le 27 septembre. Le dédicataire de la « Lettre » montra aussitôt celle-ci au président de l’Académie, le baron Silvestre de Sacy. Et des invitations furent adressées à tous les membres de l’Institut.
Ainsi, le 27 septembre, Jean-François put se présenter devant une assemblée des plus fournies au sein de laquelle on remarquait notamment Thomas Young, le médecin et physicien anglais (3), et le baron Guillaume von Humboldt (4), linguiste allemand.
On affirme encore aujourd’hui que l’exposé du cadet des Champollion, qui ne comptait qu’une dizaine de feuillets pour répondre aux règles imposées par l’Académie – alors que le document imprimé devait en avoir, dans sa version définitive, avec son « Tableau des signes phonétiques » et ses planches, plus de cinquante –, fut lu dans le plus grand silence avant qu’à son terme n’éclatât le plus solennel, mais sympathique tintamarre…
Et ce fut au baron de Sacy de féliciter le premier le jeune égypt logue grâce à qui, après quinze siècles d’obscures et d’incertaines supputations, se levait enfin le voile d’incompréhension drapant le mystère des hiéroglyphes ainsi que la civilisation égyptienne antique toute entière. A noter que Thomas Young, lui-même, ne fut pas le dernier à présenter ses félicitations et ses encouragements.
« Cette découverte que je fis connaître à l’Institut le 27 septembre, écrivit quelques jours plus tard Jean-François à son beau-frère, André Blanc, produisit l’étonnement et força les applaudissements et l’approbation de tous ceux même qui s’étaient tenus loin de moi par esprit de parti. »

Et Rosine, l’épouse de Jean-François, d’ajouter : « Il est inutile de te dire le plaisir que m’ont fait éprouver les succès de mon mari, ils sont tels que tous les salons littéraires de Paris s’en occupent. Le docteur Young qui était ici quand mon mari a fait sa dernière découverte en a été si enchanté qu’il a de suite écrit une lettre à la Société royale de Londres que l’alphabet des hiéroglyphes était enfin trouvé. »
Écrivant quelques semaines plus tard à son ami Augustin Thévenet, Jean-François ne pouvait contenir son enthousiasme: «Tout le monde me répète qu’une des premières places vacantes à l’Académie (5) sera pour moi. Je commence à croire que cela pourrait bien être et que désormais grâce à ce succès général, mes affaires vont prendre une tournure telle que ceux qui m’aiment peuvent le désirer. Il me tarde fort que cela arrive…
« Avec une position plus aisée que celle où je me trouve, mon esprit, plus libre et plus indépendant, pourrait tenter encore davantage qu’il ne peut le faire au milieu des incertitudes où j’ai vécu jusques à présent. Les obstacles et les préventions que j’avais à combattre viennent enfin d’être aplanis par le grand coup que j’ai frappé. Je suis en position de tout espérer.»
